RETOUR – JOURNÉE D’ÉTUDE : « Le Siècle du sport » / Olympiade culturelle 2024 (17 juin 2024, Maison de Balzac, Paris)

PROGRAMME

10 h 10 Introduction

10 h 20 « Une histoire sportive du XIXe siècle »

François BOURMAUD (Sorbonne Université, CRHXIX)

Pause

11 h « Le “génie de la gymnastique” au service du virtuose : pratique et didactique du corps travaillé dans la France musicale du XIXe siècle »

Hector CORNILLEAU (EHESS)

Si les rapports qu’entretiennent la virtuosité musicale et le romantisme ont déjà été abondamment rebattus, la question des pratiques virtuoses au XIX^e siècle n’a encore été que trop peu assimilée à celle des pratiques physiques. Il existe pourtant une évidente convergence d’aspirations entre l’exercice contribuant à la fortification des corps et la mise en place d’une didactique conduisant à repousser les limites de l’exécution musicale. Ce passage d’un geste contrôlé, calculé, hérité de la société d’Ancien Régime, à un geste situé du côté de la force physique, de l’agilité et de l’efficacité, traduit bel et bien une métamorphose de la pensée impliquant, entre autres, une vision plus technicisée de l’espace et une importante réévaluation du rapport au temps. La conséquence de ce nouvel intérêt précisera la dissociation de l’acte créateur de l’invention et de la mise en œuvre de l’idée musicale. Par ailleurs, cette mutation du rapport pratique au geste instrumental se révèle au fil d’ouvrages pédagogiques initiés dès le début de siècle par les « méthodes officielles du Conservatoire », parmi lesquelles la Méthode de violon de Baillot, Rode et Kreutzer, ou la Méthode de piano d’Adam. En s’associant aux actualités technologiques de la facture instrumentale, corolaire de cette course à la virtuosité, ces ouvrages exploitent les voies nouvelles de la technique ouvertes aux exécutants. L’émergence d’une littérature purement technique, bâtie sur des exercices systématiques et décontextualisés, s’inscrivant dans la tradition de Czerny, tels l’École du mécanisme de Le Couppey ou Le Pianiste virtuose de Hanon, révèle un changement de paradigme important. Il ne s’agit plus de rendre concrète une forme complexe du langage mais d’organiser ce langage à partir du geste corporel, corrigé, travaillé, exercé, poussé dans ses ultimes retranchements. Le XIX^e sera ce moment de bascule où le geste, sorti du corps éloquent de la musique, deviendra un lieu d’étude spécifique ayant pour but d’acquérir une technique, de l’entretenir et d’en mesurer quotidiennement les limites. Des dispositifs mécaniques tels le « Dactylion » de Herz ou le « Chirogymnaste » de Martin tenteront d’assurer une optimisation des performances physiques, sans même avoir recours à l’instrument : « le génie gymnastique […] ne pouvait rien inventer de plus complet[1] », lit-on en 1843. Enfin, devenue synonyme de transcendance, la virtuosité est également le lieu de l’hygiène de l’exécutant et implique un changement profond des pratiques quotidiennes, décrites notamment par Liszt dans les Technische Studien S. 146.

            Notre objet consistera donc à nous intéresser à l’évolution de ces pratiques, en les inscrivant dans une démarche de mutation globale des rapports au geste. Nous nous attacherons à définir les enjeux de cette nouvelle pratique virtuose, à l’heure de la physiologie, sous l’angle du développement de la performance physique. Nous verrons également comment, en analysant la littérature spécifique, les mémoires et correspondances, le travail du corps contribue à un bouleversement important des pratiques quotidiennes de l’exécutant. Enfin, nous tenterons de saisir la perspective diachronique de ces rapports entre musique et pratique physique : suivent-ils l’évolution du siècle allant de la gymnastique à la culture physique et quelles seraient les répercussions esthétiques de ce nouvel hygiénisme du musicien ? Sont-ils témoins du moment romantique, traduisant émergence et déclin d’une histoire des pratiques virtuoses et réévaluation du rapport mécaniste, automatique, contrôlé des principes d’exécution ?

Hector Cornilleau est doctorant à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) où il prépare une thèse intitulée : L’Encyclopédisme musical après l’Encyclopédie : construction et circulation des savoirs de Momigny à La Fage (1803-1856) sous la direction de Rémy Campos. Diplômé́ du Conservatoire de Paris (CNSMDP), il a précédemment réalisé un travail de recherche qui est la première tentative en français d’exégèse et d’application analytique de la « théorie des relations tonales » de Jérôme-Joseph de Momigny. Coordinateur de la recherche pour le Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française, il enseigne également dans le département de musicologie de l’Université Grenoble-Alpes.

[1] AZ. In Revue et gazette musicale de Paris, 5 mars 1843, p. 84

11 h 30 « Le Boxeur et son ombre : Les performances théâtrales et sportives de Peter Jackson »

Austin HANCOCK (Northeastern University)

Les carrières pugilistiques et théâtrales de Peter Jackson ont toutes deux été marquées par la déception. Né aux Antilles danoises en 1861, Jackson fut peut-être le meilleur poids lourd de l’histoire à ne jamais disputer un championnat mondial car le champion en titre, John Sullivan, refusait de se retrouver dans le ring un boxeur noir, malgré (ou peut-être en raison de) les victoires impressionnantes de ce dernier. En tant qu’acteur, Jackson rêvait de jouer Othello à une époque où les boxeurs de renom traversaient aisément les frontières entre le ring et la scène. Son héritage théâtral fut tout autre. Au lieu de jouer le héros shakespearien, Jackson est entré dans l’histoire du théâtre comme le premier acteur noir à interpréter le rôle éponyme de La Case de l’oncle Tom de Harriet Beecher Stowe. Le spectacle a connu un énorme succès et pendant les années 1890, le boxeur noir le plus redouté du XIXème siècle s’est ainsi retrouvé fouetté à mort à chaque représentation par le maître Simon Legree devant les audiences américaines et européennes, la seule trace de son passé pugilistique étant les quelques rounds de boxe que Jackson mimait pendant l’entr’acte de la pièce. 

L’histoire de Jackson pose de nombreuses questions éthiques et sociologiques, mais cette présentation se contentera d’examiner comment les performances janusiennes de Jackson, qui a tourné aux Folies-Bergères en 1894, ont anticipé la réception des boxeurs noirs par les artistes et écrivains parisiens de l’avant-guerre. Pour cette avant-garde naissante, les boxeurs noirs tels que Jack Johnson ou Sam McVey étaient des icônes de la révolte agressive que ces artistes espéraient réaliser dans leurs œuvres, mais comme toute idole, le boxeur noir fut néanmoins subjugué au regard chosifiant de ses fidèles – un dynamique paradoxal capturé par le conte “Le Boxeur et son ombre” (1914) du critique d’art Maurice Raynal dont le protagoniste, un certain Peter Jackson, doit mener le combat de sa vie contre sa propre silhouette. En étudiant l’histoire du vrai Peter Jackson en dialogue avec son homonyme fictif, cette présentation s’efforcera d’interroger les limites entre performance sportive et performance théâtrale et entre la réalité et son ombre telles qu’elles étaient représentées et perçues sur le ring au tournant du siècle. 

Depuis la soutenance d’une thèse sur les rapports entre la boxe et les mouvements avant-gardistes européens à Princeton University en mai 2022, Austin HANCOCK occupe un poste d’Assistant Professor à Northeastern University dans le Massachusetts où il enseigne la langue et la culture française. Ses recherches portent principalement sur le rapport entre performance et pugnacité dans l’art moderniste et son travail sur les œuvres pugilistiques de Claude Cahun, de Marcel Duchamp et d’Arthur Cravan a été publié dans les revues Dada/Surrealism et Modernism/Modernity. 

13 h 30 « Définir le sport : Eugène Chapus et le Journal des gens du monde »

Corry CROPPER (Brigham Young University)

En 1854, le Français d’origine guadeloupéenne Eugène Chapus publia Le Sport : Journal des gens du monde, le premier journal de ce genre en France. Avant de se consacrer au sport, Chapus se fit une réputation grâce à des romans, des nouvelles et des guides touristiques. Dans son tout premier ouvrage, paru en 1827, Chapus fait l’éloge du théâtre anglais, dans lequel l’« action [est] toujours présente ».[1] Dans le domaine du sport, cependant, Chapus prend ses distances avec ses homologues anglais : là où ces derniers se concentrent sur les derniers résultats, Chapus souligne les aspects « mondains » du sport, décrivant banquets, bals, et personnalités, allant jusqu’à mettre en scène les « hauts bouts de la société parisienne » dans sa description du « sport théâtral à Paris ».[2] Ailleurs, il affirme vouloir initier ses lecteurs à un monde de « plaisirs et […] déduits désignés sous le nom de sport ».[3] Ces utilisations très ouvertes du substantif « sport » impliquent que pour Chapus le sport va bien au-delà de la simple compétition physique : on peut y déchiffrer la vie et les goûts des « gens du monde ». Dans la troisième livraison de son journal, Chapus écrit :

A côté des principes généraux sur lesquels se fondent les exercices du sport […] le journal se fera […] le foyer des renseignements matériels qui intéressent le sportman ; il deviendra son indicateur désintéressé et précis, en ouvrant ses arrière-colonnes […] à ces mille objets, ces détails infinis qui se rattachent non-seulement aux besoins techniques du sportman, mais à ceux de sa vie d’homme du monde.[4]

En d’autres termes, le journal offre à ses abonnés non seulement une liste des objets matériels (« équipements de pêche, de chasse et des voyages », etc.) mais aussi un portrait des comportements, valeurs et habitudes d’un homme du monde—un savoir-faire technique et un savoir-vivre dans le monde.

 

Un article paru peu après le décès de Chapus en 1877 décrit son influence ainsi :

Venu juste au moment où le dandysme […] prenait en France ses grandes lettres de naturalisation, et où la fondation du Jockey-Club allait y acclimater le sport, Eugène Chapus […] ouvrit une voie encore inexplorée. A ces éléments nouveaux il fallait une littérature, […] presque une langue nouvelle […]. Eugène Chapus, l’un des écrivains les plus corrects et les plus français de ce temps […] s’instituait le courriériste, le Dangeau de cette société nouvelle […]. La place prise par Chapus était si bien à prendre qu’il a fait école de son vivant même, et que le genre […] créé par lui avec éclat, a compté et compte encore des écrivains distingués.[5]

La thèse défendue dans cette proposition est que pour Chapus, la nouvelle langue du « sport » représente avant tout une initiation aux mœurs parisiennes, une manière d’accéder à la culture dominante, le biais par lequel on accède à l’élite.

[1] Eugène Chapus, Essai critique sur le théâtre français (1827), 20. [2] Vicomte de Marennes (pseud. Eugène Chapus), « Théâtres », Le Sport: Journal des gens du monde (8 fév. 1855). [3] Chapus, Le Sport à Paris (Paris: L. Hachette, 1854), 3–4. [4] Chapus, Le Sport: Journal des gens du monde (5 oct. 1854).n[5] Spectator, « Eugène Chapus », Le Gaulois (21 jan. 1877).

14 h « Hector Malot à l’Opinion nationale : De la chronique du roman à la promotion de l’activité physique »

Francis MARCOIN (Université d’Artois-Arras)

Pause

14 h 40 « Le bonheur dans l’escrime ou la frustration du regard ? Hauteclaire Stassin, escrimeuse spectaculaire »

Emma BURSTON (College of The Holy Cross)

Un spectacle d’escrime a tout l’apparence d’un spectacle de magie : les épées se croisent si vite que les touches, comme un tour de magie, échappent à la vue. C’est sans doute pour cela que la deuxième Diabolique du recueil de Jules Barbey d’Aurevilly, Hauteclaire Stassin, est associée à ce sport, elle dont « le visage était toujours plus ou moins caché », elle dont « la figure [était] sous les mailles de son masque d’armes », elle qui, en somme, était très difficile à voir. Elle incarne ce spectacle sportif, portant le nom d’une épée, apparaissant et disparaissant du texte à souhait, et créant des brèches dans la narration avec la pointe de son arme à l’aide duquel elle produit « un dégagé de quarte en tierce qui ressemblait à de la magie. »

C’est que, au XIXe siècle, l’escrime était un spectacle magique. C’est le prestidigitateur célèbre, Jean-Eugène Robert-Houdin, qui invente le « taximètre », l’appareil permettant de mesurer les passes des escrimeurs. Le terme lui-même (du latin taxare signifiant toucher fortement) évoque l’incapacité de l’œil humain à toucher ce geste insaisissable. Grâce à l’invention de Robert-Houdin, lorsque le fleuret touche le plastron de l’adversaire, le spectateur entend tinter une sonnerie et, curieusement, c’est ainsi que le protagoniste du « Bonheur dans le crime » assure ses entrées et sorties du texte : « Ce ne fut d’abord qu’un cri, suivi d’un silence, mais le silence ne dura pas longtemps. » Le paradoxe est que, au moment où le spectateur entend ce tintement, l’épée a déjà touché l’adversaire ; ce n’est pas le mouvement, mais son absence, que la sonnerie permet au spectateur-lecteur de se représenter. Le mouvement, lui, passé inaperçu, échappe aussi bien au regard qu’au texte littéraire.

Dans ma communication, je montrerai, non seulement que le mouvement de ce sport scande le récit court de Barbey d’Aurevilly, mais que le spectacle visuel de l’escrime, surtout lorsqu’il est pratiqué au féminin, se plait à frustrer le désir chez le spectateur du XIXe siècle à voir. Ainsi, le narrateur du texte a raison de se demander : « Y avait-il de l’affectation dans cette manière de se montrer ou de se cacher, qui excitait les imaginations curieuses ? » C’est ainsi, à travers un jeu d’apparitions et de disparitions, de tours de magie et de coups de théâtre, que la protagoniste aurevillienne échappe à la pulsion scopique de son lecteur, sans parler de la misogynie de son auteur, grâce à la pointe, et à la magie, de son épée.

15 h 10 « “Comme le daim des forêts” : la course dans les bois dans Atala de Chateaubriand et Le dernier des Mohicans de Fenimore Cooper »

Kelly MORCKEL (CPGE Lycée Notre-Dame de la Paix, Lille)

À la fin du mois de février 1861, après avoir perdu son pari relatif à l’issue de la fatidique élection présidentielle de 1860, le jeune Américain Edward Payson Weston entreprit une randonnée hors norme : pour assister à l’investiture du président Lincoln, il couvrit en seulement dix jours la distance entre Boston et Washington, marchant en moyenne 80 kilomètres par jour pour atteindre la capitale avant la fin des festivités. Devenu dans la foulée de sa grande marche l’une des premières célébrités sportives des États-Unis, Weston se fit également écrivain, publiant en 1862 un ouvrage intitulé The Pedestrian. Si l’entreprise sportive du marcheur pouvait paraître inédite, le récit qu’il tira de son exploit reprenait un schéma narratif bien connu des Américains, avides consommateurs de récits d’excursion depuis les premiers temps de l’exploration. Des Voyages (1613) de Samuel de Champlain au Voyage en Amérique (1827) de Chateaubriand, en passant par The Adventures of Colonel Daniel Boone (1784) ou encore les récits de marche publiés par Estwick Evans et Philip Stansbury au début du xix^e siècle, la course dans les bois d’Amérique du Nord est le sujet d’une abondante littérature à la fois anglo-américaine et française. Au moment même où la pratique de la promenade acquiert avec Rousseau ses lettres de noblesse, la marche en pleine forêt nourrit l’imaginaire transatlantique du Nouveau Monde.

En s’attachant à retracer l’histoire culturelle et littéraire de ces excursions piétonnes qui cheminent entre la Nouvelle France, les monts Adirondacks et les vallées de l’Ohio, cette communication cherchera à démontrer que les racines de la promenade romantique sont, pour partie, américaines. À travers l’examen de deux textes emblématiques – Atala (1801) de Chateaubriand, et The Last of the Mohicans (1826) de James Fenimore Cooper – nous tâcherons d’examiner la portée esthétique et politique d’un piétonisme américain empreint tout à la fois d’athlétisme et de nostalgie. Si la marche à pied consacre la liberté et l’endurance physique de l’homme de la frontière – cette figure itinérante dont Natty Bumppo est le prototype littéraire –, elle demeure intimement liée à la conquête, ainsi qu’aux effets de la colonisation dont témoigne l’œuvre « américaine » de Chateaubriand. Dans l’épilogue d’Atala, les Natchez empruntent les chemins de l’exil, en emportant avec eux les ossements de leurs pères : l’errance amoureuse d’Atala et de Chactas se voit remplacée par une marche forcée aux accents funèbres. Ainsi, dans une Amérique en pleine mutation géographique, la disparition inexorable de la forêt primaire rend impossible l’itinérance heureuse de l’état de nature. Cette communication cherchera à faire état des liens complexes entre l’activité physique et la textualité au xix^e siècle, et tentera de mettre en lumière la manière dont le romantisme américain – au sens large du terme – consacre la mémoire de l’errance sauvage en même temps qu’il valorise, de manière plus discrète, le pas conquérant et athlétique de l’explorateur.

Comparatiste de formation, Kelly Morckel est professeure agrégée d’anglais en CPGE au lycée Notre-Dame de la Paix (Lille). Sa thèse, inscrite à Sorbonne Université sous la direction de Thomas Constantinesco, porte sur la promenade et la marche à pied dans la littérature américaine du premier dix-neuvième siècle.

15 h 50 Table ronde animée par Antonia FONYI (présidente du CL19)

avec Olivier FEIGNIER (Société française des études byroniennes),

Jacqueline RAZGONNIKOFF (Société des amis d’Alexandre Dumas) &

Arlette SERULLAZ (Conservateur général honoraire au département des Arts graphiques du musée du Louvre, ancienne directrice du musée Delacroix)

 

Articles à paraître prochainement sur notre site…

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